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LE MONDE / 25 Novembre 2000 / Page 10
La garde alternée des enfants convainc de nombreux parents séparés
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La résidence paritaire, mode d'organisation qui permet à chacun des parents, après une séparation, de conserver toute sa place auprès de l'enfant , connaît un succès croissant. Ségolène Royal, ministre déléguée à la famille, souhaite la banaliser, malgré les réticences des juges aux affaires familiales
FAMILLE La résidence alternée, qui permet à l'enfant d'habiter alternativement chez chacun de ses parents après leur séparation, était jusqu'à présent un choix marginal, objet de polémique car jugé déstabilisateur pour les enfants. Les juges aux affaires familiales n'y recourent que rarement, préférant fixer un lieu de résidence habituelle. EN DEPIT de ses fortes contraintes matérielles, cette solution remporte pourtant un succès croissant et pourrait trouver un véritable fondement juridique dans la prochaine réforme du droit de la famille. POUR UN PERE qui pratique cette formule, il s'agit de " la moins mauvaise solution ", même si elle implique de " jouer un peu les déménageurs ". SELON LE SOCIOLOGUE Gérard Neyrand, pour que cette solution " soit pleinement profitable pour l'enfant, il faut que les parents soient capables de différencier leur conflit et leur parentalité ".
AUCUNE statistique officielle n'existe. " Normal, ce n'est pas légal ! ", pour le ministère de la justice. "Pourtant, ça n'est pas interdit par la loi ", selon le ministère de la famille. Certains juges la promeuvent, d'autres l'acceptent avec bien des réticences, d'autres encore continuent de s'y opposer fermement, tandis que la demande des justiciables va croissant.
La résidence alternée, qui permet à l'enfant de posséder deux domiciles après la séparation de ses parents et d'y résider alternativement, est une pratique tout juste tolérée par l'institution judiciaire, et qui n'en finit pas de susciter la polémique. Elle devrait néanmoins trouver un véritable fondement juridique dans le projet de réforme du droit de la famille qui sera présenté le 31 janvier en conseil des ministres.
Selon la seule évaluation jamais réalisée, celle de l'Institut national d'études démographiques, en 1994, la résidence alternée ne serait pratiquée que par environ 10 % des parents après la séparation. L'idée de ne plus cantonner les pères au traditionnel week-end sur deux (et à la moitié des vacances scolaires), mais de leur permettre de passer autant de temps avec leurs enfants que leur ex-compagne, avait pourtant émergé dès la fin des années 70, dans la foulée de l'instauration du divorce par consentement mutuel (1975). On parlait alors de " garde alternée ". En 1993, fut posé le principe de l'exercice en commun de l'autorité parentale, qui devrait logiquement favoriser ce type d'organisation.
LES SCRUPULES DES JUGES " Pourtant, il y a toujours une très forte résistance des juges aux affaires familiales (JAF). Ceux qui se prononcent clairement pour la résidence alternée sont minoritaires, souligne Jean-Pierre Cuny, avocat au barreau de Versailles. Les juges ont du mal à ne pas choisir un parent responsable. Ils entérinent un peu plus souvent ce choix d'organisation s'il y a accord total des deux parties, mais n'utilisent pas leur pouvoir d'incitation. " Aux permanences de l'association SOS-Papa, dont cet avocat est proche, ou de la Fédération des mouvements de la condition paternelle (FMCP), les pères viennent en nombre raconter leur parcours du combattant pour décrocher une résidence alternée, même lorsque leur ex-compagne n'y est pas foncièrement opposée.
Car Françoise Dolto et la Cour de cassation ont créé bien des blocages. Dans Quand les parents se séparent, publié en 1988, la psychanalyste estimait que, " jusqu'à douze ou treize ans, la garde alternée est très néfaste pour les enfants ". Selon elle, la " garde alternée " imposait à l'enfant de fréquenter deux écoles, ce qui n'est quasiment jamais le cas en réalité. Mais, dans l'esprit des JAF, s'était ancrée l'idée que la garde alternée déstabilise l'enfant. D'autant qu'en mai 1984 la Cour de cassation se prononçait contre l'alternance : à l'époque, le parent qui avait la garde de l'enfant disposait aussi de l'autorité parentale, dont la Cour de cassation jugeait impossible l'exercice alterné.
Se référant à cet arrêt (pourtant antérieur à la loi de 1993 qui partage l'autorité parentale), les JAF ont des scrupules à entériner les conventions proposées par les parents, de peur de fragiliser leur décision. Et interprètent de façon restrictive l'article 287 du code civil ( " Le juge désigne, à défaut d'accord amiable, ou sicet accord lui apparaît contraire à l'intérêt de l'enfant, le parent chez lequel les enfants ont leur résidence habituelle " ) comme imposant la fixation d'une résidence habituelle au domicile d'un seul parent. Anticipant les réticences des magistrats, les avocats conseillent aux parents de présenter une convention classique, quitte à s'arranger entre eux ensuite ; ou leur suggèrent de se contenter d'une extension du droit de visite du père.
Pour Stéphane Ditchev, de la FMCP, les juges - qui, dans 85 % des cas, fixent la résidence habituelle de l'enfant chez la mère - " sont sexistes envers les hommes " : " Leurs jugements reposent sur une idéologie : les femmes sont seules capables de transmettre éducation, affection, soins... ". Et l'importance conservée par le divorce pour faute, " qui désigne un mauvais époux, donc un mauvais parent ", entrave selon lui le développement d'une " coparentalité ". Gérard Neyrand, sociologue, considère que cette attitude de la justice reflète " l'intériorisation du partage des attributions accordées à chacun des sexes ". Il y a bien actuellement, selon lui, un " hiatus entre le droit et les pratiques parentales ".
Car, depuis trois ou quatre ans, la demande de résidence alternée croît fortement. " Ce sont les justiciables qui font avancer cette idée ", confirme l'avocate Danielle Moos. Les pères ont changé, qui s'occupent davantage des enfants dès leur plus jeune âge, et ne supportent plus d'être évincés du jour au lendemain de leur quotidien. Le regard porté sur les mères qui acceptent de " partager " leur enfant est moins stigmatisant, tandis que les études récentes menées sur le devenir des enfants concernés sont rassurantes. Coup sur coup, les deux derniers rapports commandés par le gouvernement sur la famille (celui d'Irène Théry, en mai 1998, et celui de Françoise Dekeuwer-Défossez, en septembre 1999) ont appelé à une reconnaissance en droit de l'hébergement partagé, en supprimant, dans le code civil, la référence à une résidence habituelle de l'enfant.
Du côté du droit aussi, les temps changent. La loi sur la nationalité du 16 mars 1998 a légalisé cette pratique de l'alternance dans les cas des couples binationaux (article 22-1 du code civil) et, dans un arrêt du 10 février1999, la cour d'appel de Paris a jugé que " rien ne permet d'affirmer que l'hébergement partagé soit par principe néfaste à l'enfant ". Peu à peu, les magistrats se font plus compréhensifs. Dans les cas de divorce sur requête conjointe, les conventions prévoyant la résidence alternée sont plus volontiers entérinées. Pour Me Moos, " on est en pleine évolution " : " Quand les pères le veulent vraiment, ils ont plus de chances aujourd'hui, ne serait-ce que parce que les JAF, accusés de donner systématiquement la garde à la mère, se donnent ainsi bonne conscience."Sans forcément passer devant les tribunaux, les anciens concubins adoptent de plus en plus souvent la double résidence, constate Gérard Neyrand, " ce qui est en conformité avec leur mode de fonctionnement, moins traditionnel, davantage dans le partage des tâches ". Pour donner un coup de pouce à ce qu'il considère comme un instrument d'apaisement des conflits, et surtout une clé de promotion de la parité parentale, le gouvernement envisage donc de faire sauter le verrou législatif de l'article 287 du code civil, qui se contenterait d'indiquer que le juge statue sur les modalités d'exercice de l'autorité parentale.
DIVERGENCES ENTRE MINISTERES
" La notion de résidence habituelle pose problème car elle crée une inégalité, un parent habituel et un parent de seconde zone ", précise Ségolène Royal, ministre déléguée à la famille et à l'enfance. La résidence alternée, plaide-t-elle, doit devenir un mode d'organisation de la vie de l'enfant aussi banal que les autres, quitte à revoir l'attribution des prestations sociales relatives à l'enfant (notamment l'allocation-logement). Ce mode d'organisation, à l'instar de la " résidence habituelle " actuelle, pourrait même être imposé par les juges " avec discernement " à un parent récalcitrant lorsque l'autre y tient vraiment. " Il faut remettre l'enfant au centre du dispositif. Au nom de quoi un parent pourrait-il s'opposer à la résidence alternée ? ", interroge la ministre.
Les réunions interministérielles sur le projet de loi réformant le droit de la famille, qui débuteront bientôt, devront aplanir une nette divergence entre le ministère de la famille et celui de la justice, où l'on n'envisage aucunement d'imposer la résidence alternée car " le bon sens n'y trouverait pas son compte ". La présidente de l'association des avocats de la famille, Murielle Laroque-Ruelle, s'alarme déjà de ce que " certains magistrats parisiens, face à des parents en conflit, fixent une garde alternée dans l'intérêt de l'enfant ". " Mais, prévient-elle, s'il n'y a pas une concertation permanente, cela ne marche pas ! C'est même une situation rêvée pour continuer de se faire la guerre, au détriment de l'enfant... "
PASCALE KREMER
La nécessité d'entretenir le lien père-enfant
Christine Castelain-Meunier, sociologue au CNRS, explique la demande croissante, exprimée par les pères séparés, d'une véritable parité auprès des enfants par une " conjonction de plusieurs facteurs socioculturels et symboliques " : " La question de la paternité fait partie de la recherche identitaire de l'homme actuel. Les jeunes pères sont conscients que la paternité, auparavant garantie par l'institution, passe désormais par la construction, et l'entretien, du lien père-enfant. " " Pour l'instant, souligne encore Mme Castelain-Meunier, la société n'entoure pas le père qui a la garde. Il faudra développer de nouveaux réseaux de soutien. "
Gérard Poussin, psychologue, professeur à l'université Pierre Mendès-France de Grenoble (Isère), auteur, avec la pédiatre Elisabeth Martin-Lebrun, de Conséquences de la séparation parentale chez l'enfant (Erès,1999), a mené, en 1995- 1996, avec l'aide des médecins scolaires, une étude portant sur 3 098 enfants en classe de sixième dans le département de l'Isère. Parmi eux, se trouvaient 460 enfants de parents séparés, dont 17 en résidence alternée. Ces enfants ont rempli un questionnaire d'évaluation de l'estime de soi (test de Coopersmith ou SEI). Résultat : les enfants de parents séparés présentaient un score légèrement " moins bon " que les enfants vivant avec leurs deux parents. Mais, parmi eux, les 17 enfants qui partageaient paritairement leur temps entre leurs deux parents avaient des résultats plutôt meilleurs que l'ensemble des enfants de parents séparés.
GERARD NEYRAND
1 - En tant que sociologue, auteur de L' Enfant face à la séparation des parents. Une solution, la résidence alternée (Syros, 1994, réédition prévue en mars 2001), constatez-vous une attitude plus favorable des juges envers la résidence alternée ?
Lors de ma recherche, en 1994, seuls deux juges aux affaires familiales sur les vingt interrogés n'étaient pas opposés à la résidence alternée. Depuis, les choses ont évolué, mais on est encore loin d'atteindre une majorité de juges favorables. Certains JAF refusent toujours, même quand cette solution est proposée par les deux parents. En Californie, où la résidence alternée est valorisée par le droit et proposée en premier lieu aux parents, 40 % des enfants de parents séparés sont concernés. Il est vrai qu'aux Etats- Unis cela fait quinze ans déjà que psychologues et psychiatres ont conclu à l'intérêt de cette solution pour l'enfant.
2 - Pourquoi l'alternance est-elle pour l'instant l'apanage des milieux socialement favorisés ?
Comme, dans 95 % des cas, l'alternance se fait sur de courtes périodes (une demi- semaine, une semaine, quinze jours), elle impose de fortes contraintes matérielles (proximité géographique des parents, aménagement des horaires professionnels, détention par chacun des deux parents des affaires des enfants...) sans que les prestations sociales soient pour l'instant partagées. Par ailleurs, les milieux populaires, pour qui la référence au droit a une grande importance, ont davantage besoin que la justice légitime leurs pratiques. Ce qui n'est pas le cas pour l'instant en France.
3 - La résidence alternée peut-elle se généraliser ?
Ce n'est pas la panacée. Elle n'est pas envisageable dans les séparations très conflictuelles. Et dans de nombreux autres cas elle reste très délicate à mettre en oeuvre, nécessitant une médiation familiale. En fait, pour que la résidence alternée soit pleinement profitable pour l'enfant, il faut que les parents soient capables de différencier leur conflit et leur parentalité. Cela ne concerne pas encore la majorité des couples qui se séparent.
PROPOS RECUEILLIS PAR PASCALE KREMER
" Il y a peut-être plus de contraintes matérielles, mais on partage les responsabilités "
Deux familles où l'on partage équitablement les jours et les nuits entre papa et maman
INCONCEVABLE. Pour Franck, quarante-deux ans, professeur d'université, ne plus voir ses deux filles
qu'un week-end sur deux et la moitié des vacances était une situation qu'il " ne pouvait accepter ". " Comme ma profession me permet de dégager du temps, je m'étais toujours énormément occupé d'elles. Pour les emmener à l'école, pour aller d'une activité à l'autre, le mercredi, j'avais toujours été là. Et d'un seul coup, je n'étais plus dans les petites choses de la vie, dans la vraie vie. "Ses filles ont cinq et sept ans lorsque sa femme le quitte, en 1995. Un divorce pour faute et des mesures provisoires classiques en font un père de week-end. Il demande la garde de ses filles. Qui, de leur côté, écrivent au juge pour exprimer la même demande. Et le conflit s'envenime entre les ex-époux. Après un rapport d'expertise très favorable au père, le juge tranche en faveur d'une garde partagée, qu'aucune des deux parties n'avait réclamée. " Les tensions sont tombées assez vite, alors que si l'un de nous avait eu la "résidence habituelle", on serait repartis pour des années de conflit ", analyse-t-il aujourd'hui.
Désormais âgées de dix et treize ans, les filles partagent très équitablement leurs jours et leurs nuits entre leurs deux parents, qui résident dans la même ville. Chez leur père, elles alternent petites (du mardi soir au jeudi soir) et grandes semaines (du mardi soir au dimanche soir). " La moins mauvaise solution ", selon Franck, qui avoue " jouer un peu les déménageurs, notamment avec les affaires de classe, qui n'existent qu'en un exemplaire ". Le départ après la " petite semaine " est un peu difficile, lui aussi : " A peine installées, elles doivent repartir. " Et le système impose aux ex-époux de continuer à se voir et à dialoguer très régulièrement," alors que le plus simple, quand on se sépare, c'est de ne plus se voir... ".
Il lui a encore fallu dépasser la drôle d'impression que lui laissent ses filles lorsque, instantanément, " dès le seuil de l'autre maison franchi, elles basculent dans un autre univers, dont elles parlent peu ". " Il faut accepter ça, et ne pas poser trop de questions. " Autant de désagréments qui pèsent bien peu dans la balance : " Car le couple parental existe toujours pour elles. Il y a toujours un père et une mère qui assument pleinement leurs responsabilités ".
Cadre dans la fonction publique, Hélène, trente-six ans, a tout autant le sentiment d'échapper à la solitude grâce à la résidence alternée. " Il y a peut-être plus de contraintes matérielles, mais on partage les responsabilités. C'est un soutien réconfortant. " Il y a quatre ans, Hélène et son concubin se sont quittés. Pour organiser la garde de Louise, qui a aujourd'hui dix ans, ils n'ont pas ressenti le besoin de s'adresser à la justice. " On ne s'aimait plus mais il n'y avait pas d'animosité. "
ECHAPPER A LA SOLITUDE
C'est Hélène qui a suggéré l'idée d'un partage paritaire du temps. " Il était important que le père garde toute sa place. Le mien est décédé quand j'avais quatre ans. Je sais ce que c'est, l'absence d'un père. Louise est dans nos deux vies, et le sera toujours. C'est une sécurité pour elle. " En contrepartie, il faut accepter la séparation plusieurs jours d'affilée. " Elle me manque. Tous les deux jours, je trouve un problème pratique à régler, et j'appelle... " Hélène vit dans le 14e arrondissement de Paris, son ex-compagnon dans le 13e. Louise ne change évidemment pas de collège en changeant de domicile, sur un rythme que ses parents ont défini " empiriquement ". Lui a le lundi et le mardi. Elle le mercredi et le jeudi. Les vendredi-samedi-dimanche sont une fois pour l'un, une fois pour l'autre. " Ce qui permet, une semaine sur deux, d'avoir un temps long avec elle. Sinon, elle aurait toujours une période d'adaptation. "
Adaptation étonnamment aisée, selon Hélène : " Comme on entendait dire que les enfants en résidence alternée ont des difficultés à trouver leurs repères, on est allés ensemble, un peu culpabilisés, en parler à la pédiatre. Qui a testé Louise. C'était impressionnant ! Au bout de six mois, elle savait parfaitement où elle allait tel soir, tel week-end, où était tel vêtement, tel jouet. " Partager de nouveau les chaussettes, qui régulièrement se retrouvent toutes dans une seule maison, tenter d'équilibrer les dépenses puisqu' aucune pension n'est versée : il faut " tout prévoir ". Mais peu importe. Hélène est désormais une militante de la résidence alternée. " Pour l'inscription au collège, on avait le choix entre une fiche pour les parents ensemble ou une fiche avec un seul représentant légal. On a refait nous-mêmes un formulaire. Ce serait une bonne chose que le droit évolue. "
PASCALE KREMER